A l’heure où les spéculations sur la reprise de l’activité des services informatiques pour 2010 fusent, Laurent Levy, qui a oeuvré depuis plus de 20 ans dans les plus grandes SSII (Capgemini, Transiciel, Steria et Atos Origin) fait le point sur un marché cannibalisé par les grandes SSII au détriment du mid-market et des PME qui ont pourtant une solide expertise.
1/ Pouvez-vous vous présenter et expliquer votre parcours ?
J’ai travaillé plus de 20 ans dans les grandes SSII, en qualité de Directeur de BU notamment, sur des activités à très forte valeur ajoutée liées à l’expertise technique et technologique ou au conseil en organisation. Au cours de mes différentes expériences, j’ai rapidement pris conscience que les petites et moyennes entreprises rompues aux technologies spécifiques et à forte valeur ajoutée étaient écartées, malgré elles, au profit des grandes sociétés généralistes.
Pendant plusieurs années, j’ai pris le parti de m’appuyer pour des actions spécifiques et ponctuelles, sur ces PME spécialisées, en les intégrant dans les projets de mes clients
Grands Comptes ou en sous-traitance avec délégation d’experts. Or force est de constater que ces entreprises expertes démontrent leur pertinence sur les projets des Grands Comptes et sont tout à fait légitime techniquement dans ces contextes projet.
2/ Quelle est votre vision de l'état actuel du marché des services informatiques ?
Il y a environ 18 ans, lorsque j’intervenais pour une grande SSII, il se disait que le marché français de la prestation intellectuelle informatique allait complètement se transformer dans les 4 à 5 ans à venir. Les petites et moyennes SSII étant vouées à être absorbées par les grandes SSII et donc à disparaitre.
Finalement, cela a mis un peu plus de temps mais le constat est le même. Depuis 10 ans, on a remarqué le fort engagement des Grands Comptes vers la massification des prestations et dans la mise en place de structures industrialisées que sont les contrats cadre et les référencements, ceci permettant de travailler sur la masse de prestations et le chiffre d’affaires, plutôt que sur la qualité. Ce schéma qui permet encore aujourd’hui de réduire les coûts d’achats, n’a pas uniquement été initié par les grands donneurs d’ordre mais relevait autant de la volonté des grandes SSII d’augmenter leur volume de prestations et donc de dynamiser leur croissance. De fait, les Grands Comptes se retrouvent plus à acheter des «produits » de masse que des compétences.
Cette mutation a eue pour conséquence de fermer progressivement le marché des Grands Comptes au mid-market et aux PME qui n’ont pas la possibilité de se faire référencer de par leur taille ou la tenue des engagements demandés. Ces sociétés se sont donc retrouvées obligées d’intervenir au coût donné par les grandes SSII généralistes, en sous-traitance ou en portage. Les collaborateurs qui interviennent dans ces conditions se retrouvent déconnectés de leur structure initiale en termes de suivi opérationnel et administratif et c’est l’une des raisons pour lesquelles il y a des problèmes récurrents de délit de marchandage et prêt-illicite de main d’oeuvre dans la profession… Mais ces PME n’ont pas eu le choix : soit elles acceptent ces conditions qui manquent cruellement de transparence, soit elles s’orientent vers d’autres types de marché.
3/ Qu'en est-il de la visibilité des sociétés de services de niche qui évoluent sur ce marché ?
Face au monopole des grandes SSII, ces PME SSII voient leur visibilité réduite auprès des Grands Comptes. Si l’intervention en gré à gré – la sollicitation par des opérationnels Grands Comptes pour intervention d’experts dans leurs projets – perdure c’est uniquement dans certains secteurs d’activités sur des prestations très ponctuelles et de plus en plus rares.
Aussi pour continuer d’exister, elles se retrouvent finalement confrontées à 3 types de possibilités :
- l’intervention en portage : à la demande des clients opérationnels, ces sociétés se font porter par les grandes SSII référencées dans les contrats cadres. En contrepartie l’entreprise qui « porte » perçoit une taxe d’au minimum de 10%, et qui plus généralement atteint les 15%, pour effectuer ce portage administratif sans aucune autre valeur ajoutée.
- l’intervention en sous-traitance qui fait intervenir les équipes de la société initiale pour la société référencée. Cette dernière prélève une marge minimum de 20% et plus généralement de 30-35% au détriment de la société qui fournit les compétences.
- il existe une dernière possibilité très ponctuelle consistant à sélectionner une petite SSII parmi des grands acteurs de la prestation intellectuelle informatique qui servira de challenger en termes de compétence, de pertinence et de qualité.
Pour intervenir sur des projets Grands Comptes, les PME SSII n’ont pas d’autre choix que de payer cette véritable taxe. La sous-traitance et le portage ne sont, en somme, que des leviers financiers et non pas une recherche de compétence alors que le nombre de projets nécessitant des expertises très pointues est en recrudescence.
Il ne faut surtout pas oublier que la prestation intellectuelle informatique est basée sur des hautes technologies. Il y a donc une demande du marché pour ces expertises de niche, mais pas nécessairement pour les sociétés qui les proposent. En effet, celles-ci n’ont plus leur place, d’un point de vue contractuel, dans les référencements et contrats cadres imposés par les grands donneurs d’ordre.
4/ Selon vous, est-ce conjoncturel (effet de la crise) ou est-ce un phénomène qui perdure ?
Il s’agit d’un phénomène qui perdure et qui s’accélère. L’ensemble des secteurs d’activités des Grands Comptes va dans le même sens, à savoir établir des référencements de fournisseurs et massifier auprès de ceux-ci pour obtenir les meilleurs prix et les meilleurs engagements. La gestion multi-fournisseurs pour les Grands Comptes est compliquée et ne va pas dans le sens d’une industrialisation.
On va vers une escalade de prix les plus bas ceci au détriment de la qualité et de la pertinence des compétences et des opérations chez les Grands Comptes.
En revanche ce qui est conjoncturel, c’est l’arrêt voire la diminution de la sous-traitance et du portage. Quand le résultat d’exploitation de la grande SSII diminue en temps de crise, elle supprime tout ce qui le fait baisser pour retrouver un bon ratio chiffre d’affaires / mark-up.
5/ Aujourd'hui, existe t-il une alternative pour contourner le dictat des grandes SSII ?
Aujourd’hui, les entreprises du mid-market et les PME SSII ont 3 alternatives pour faire face aux grandes SSII :
- l’utilisation des places de marché entre les Grands Comptes et les sociétés, pas nécessairement référencées. La place de marché permet aux grands donneurs d’avoir une multitude de fournisseurs auxquels ils peuvent adresser leurs consultations. Néanmoins, dans ce cas de figure, les grands donneurs d’ordre ne prennent généralement pas le temps de mieux connaître ces acteurs et, surtout, les places de marché ne s’engagent pas vis-à-vis d’eux. En général, les places de marché sont plutôt utilisées pour effectuer de sourcing entre SSII.
- le regroupement d’acteurs SSII au sein de GIE (Groupement d’Intérêt Economique) pour essayer d’accéder aux référencements tout en montrant un peu de plus de force vis-à-vis des Grands Comptes. Dans la réalité, ces GIE ne sont pas une vraie réponse aux besoins des grands donneurs d’ordre. Ils ont en fait besoin de s’appuyer sur un système de guichet unique permettant une relation multi fournisseurs industrialisée en termes d’engagement, de négociation des prix et du suivi des travaux. Les GIE se sont plutôt retrouvés dans une dynamique Régionale il y a quelques années.
- une plateforme de services industrialisée qui va prendre en compte les engagements contractuels, extrêmement lourds pour ces PME, et être garant de la pertinence des compétences proposées et de la qualité des travaux afin d’offrir la notion de guichet unique multi-fournisseurs aux Grands Comptes. Tel est le fonctionnement du modèle INOP’S, qui s’inscrit dans le cadre de l’initiative gouvernementale – le Pacte PME – ayant pour but d’aider les PME à accéder au marché des Grands Comptes privés ou publics.
Laurent LEVY |