Quels sont les secrets des dirigeants qui  trouvent le « coup d’avance » sur leurs concurrents ? Quelques pistes de compréhension, à la lumière de parcours hors du commun...

Steve Jobs « était un génie (…), un homme dont les visions venaient de nulle part et découlaient de l’intuition plutôt que d’un processus mental. Tel un pisteur, il absorbait les informations, humait le sens du vent et trouvait le chemin de l’avenir (…)  Plus que n’importe qui à son époque, il a créé des produits totalement innovants, mêlant la puissance de la poésie et des processeurs », écrit Walter Isaacson, le biographe du fondateur d’Apple (Steve Jobs, par Walter Isaacson, JC Lattès, 2011).

En filigrane de cette citation, se trouve une des grandes questions qui se posent aux praticiens  du management, et qui consiste à savoir comment certains dirigeants ont un coup d’avance sur leurs concurrents et peuvent ainsi révolutionner un secteur où une industrie. La réponse désormais donnée, notamment à la suite des recherches de Christophe Haag, professeur à l’EM Lyon, tient en un mot : l’intuition. Certains dirigeants laissent parler leur intuition, sans analyse, en s’écoutant soi-même, explique Christophe Haag. Au risque même de prendre des mauvaises décisions, mais ces mauvaises décisions leur permettent d’alimenter leurs bases de données de comportement à ne pas répliquer. L’intuition permet aux dirigeants de se repérer dans la masse d’informations dont il dispose, à discerner les lignes de force et à repérer dans le fatras ambiant les éléments qui feront sens dans dix, vingt ou trente ans. C’est ainsi que certains dirigeants que l’on qualifie de visionnaires auront un coup d’avance sur leurs concurrents.

La confiance en soi, en son intuition devient ainsi une capacité managériale essentielle pour réussir dans le monde des affaires. Reste à savoir évidemment à savoir d’où vient cette intuition. Là, la réponse semble venir de deux facteurs : d’abord, l’expérience de la vie, et ensuite l’effet de la mémoire familiale.

Parmi ceux qui développent leur intuition à partir de situations ou d’expériences de la vie, figure  certainement Steve Jobs. Il a vécu toute son adolescence et ses premières années d’âge adulte dans une Californie des années 60 où ont été inventés nos rêves d’aujourd’hui. En ce temps et en cet endroit, l’objectif était de changer la vie de tout un chacun. Steve jobs a toujours affirmé qu’il voulait améliorer le monde avec ses produits. Et nombreux sont ceux à défendre qu'il y est parvenu.

Parmi les autres patrons qui fondent leur réussite sur une intuition découlant de leurs expériences de vie respectives, figure en très bonne place Tristan Lecomte, désigné à 37 ans, par Time magazine, comme l’une des cent personnes les plus influentes dans le monde. C’est  à la suite d’un voyage en Amérique du Sud, d’un séjour parmi les paysans de l’Altiplano bolivien et de la prise de conscience de l’exploitation qu’ils subissaient, que ce diplômé d’HEC Paris a fondé Alter Eco en 1998 pour défendre les petits producteurs de café. Il a construit un débouché équitable pour leurs productions. Et son entreprise s’est développée très rapidement.

Seconde source de l’intuition, les histoires familiales, ce qui est ancré au plus profond d’un individu depuis sa plus tendre enfance. Nicolas Dmitrieff,  le jeune (41 ans) patron du groupe CNIM a pu prendre un temps d’avance sur ses concurrents dans le domaine tout à la fois d’avenir et extrêmement concurrentiel des systèmes avancés, des énergies propres et de la valorisation énergétique des déchets, grâce à l’intuition que lui ont léguée son père et son grand-père. C’est notamment ce dernier qui a fondé l’entreprise en 1966 et a initié cette stratégie du coup d’avance. Cette expérience qui a forgé son intuition, il l’a trouvée d’abord dans ses premières années professionnelles qu’il a passées sur les chantiers d'une entreprise de construction, avant d'écouter son sens de l'entrepreneuriat et de fonder, au tout début de l'Internet en 1995, une société pionnière dans le marketing interactif et la communication web. Son flaire le conduisit ensuite, en 2001, à fonder une entreprise spécialisée dans la certification électronique, quelques temps avant l'émergence-même de ce gigantesque marché. Jusqu'à ce que, finalement, ses racines le décident à rejoindre l'entreprise familiale en 2004, au sein du comité stratégique et du comité d'audit. Là, Nicolas Dmitrieff a compris l’histoire intime d’une entreprise dont les origines remontent à 1856, et qui n’a pu survivre et se développer que grâce à l’innovation permanente et aux intuitions stratégiques de ses prédécesseurs, dont il semble avoir hérité. Celles-ci sont ici construites sur un socle bien établi de compétences en mécanique et en thermique - voilà pour le côté industriel - et sur le refus du court-termisme des marchés financiers, qui pousse au panurgisme - voilà pour le côté financier. Ces deux socles hérités du passé l’obligent à faire évoluer les compétences de l’entreprise en permanence en fonction, non pas de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui, mais de ce qu’il faudra être capable de faire dans quelques décennies. C'est de cette philosophie que Nicolas Dmitrieff, propulsé à la présidence du groupe en 2009, se porte encore garant aujourd'hui.

De la même manière, il est impossible de ne pas analyser la réussite du groupe Dassault, entre le développement  de la production d’avions d’affaires, type Falcon,  ou du développement encore plus spectaculaire de la société Dassault Systèmes, sans prendre en compte l’éducation entrepreneuriale et familiale donnée par le patriarche Marcel à son fils Serge, lequel l’a transmis lui-même à son fils Thierry, qui s’est lancé à corps perdu dans le développement des activités de cryptographie, un domaine à la jonction de la destinée familiale : l’industrie de défense et le high tech. Pour tous ces dirigeants, n’est-ce pas l’intuition qui constitue finalement leur véritable cœur de métier ?